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7 août 2007

Jane Friedman, la star de l'édition

Le monde du 28 juillet 2007
Annick Cojean

Elle avait 22 ans, un sourire ravissant et le sentiment, ancré dans une enfance heureuse auprès d'un père artiste peintre et d'une mère reine de beauté, que quoi qu'elle choisisse d'entreprendre, ce serait avec succès. "Avec ce type de confiance en soi, on peut se lancer à la conquête du monde !" Ce fut New York et l'univers de l'édition, lequel conciliait ses deux passions : les chiffres et les livres. Dans le désordre. "J'ai toujours su quels livres allaient se vendre, et pourquoi ils plairaient au public, c'est un pur instinct, on l'a ou on ne l'a pas." Jane Friedman reconnaît volontiers ses talents. C'est direct et rafraîchissant.

Entrée donc en 1968 chez le prestigieux éditeur Random House par la plus petite porte - dactylo assignée au dictaphone -, elle venait d'être mutée au service de presse de sa filiale Knopf quand on la chargea de chaperonner l'auteur d'un livre de cuisine dans les médias. C'est là qu'elle eut le déclic. "L'auteur était Judith Child, une cuisinière très populaire grâce à ses chroniques et émissions de télévision. Je me suis dit : voyons, tous les grands magasins d'Amérique ont à la fois un rayon livres et un rayon cuisine. Pourquoi ne pas organiser une tournée d'événements dans les 26 villes les plus importantes ? On s'entendrait avec la direction d'une grande surface et celle d'une télévision locale diffusant l'émission, l'auteur ferait une démonstration de recettes de cuisine au cœur du magasin, attirerait ses fans, donc tous les médias du coin..."

Ses chefs furent sceptiques : cela ne s'était jamais fait. Mais quand l'un d'eux prit l'avion pour Minneapolis - première étape du tour - pour vérifier ce qu'il croyait être un désastre, il trouva un bon millier de femmes qui faisaient la queue, dès 7 h 30 du matin, pour voir la cuisinière préparer devant elles... une mayonnaise, la moitié se bousculant ensuite pour acheter le livre. Les médias relayèrent l'événement. Julia Child fut attendue, fêtée, promue de ville en ville. L'"author tour" (la tournée d'auteur) était né.

Jane Friedman fit donc le tour de l'Amérique, ses auteurs sous le bras. Des littéraires comme John Updike, des médiatiques comme Alistair Cook - "le plus rapide signataire d'autographes de tous les temps : 1 000 livres par heure !" -, des stars comme Lauren Bacall. Toutes les maisons d'édition adoptèrent le procédé, devenu un classique dans le monde entier.

Mais elle passa vite à autre chose. Promotion, publicité, marketing, editing. Elle se passionna pour le livre audio capable d'amener à la littérature conducteurs, ménagères, usagers du métro. Et lança en 1985 la première collection de livres-cassettes créée par un éditeur. "Certains craignaient que ça ne décourage la lecture. C'est le contraire. Cette industrie vaut aujourd'hui des milliards !" D'autant que le livre audio est désormais téléchargeable sur iPod.

Ses initiatives pour rapprocher les ouvrages du public, son talent à lancer des collections la firent escalader rapidement la hiérarchie du groupe dont elle devint vice-présidente. "Je n'ai jamais rechigné devant une tâche pour apprendre ce métier. Et aux jeunes gens trop pressés, je dis qu'on apprend davantage en répondant au téléphone, en ouvrant le courrier, en discutant devant la machine à café avant d'aller le porter au boss qu'en marmonnant dans son coin !" Les offres d'emplois prestigieux affluaient sur son bureau, qu'elle dédaignait souverainement. Jusqu'à ce jour de 1997 où une collaboratrice de Ruppert Murdoch lui téléphona.

HarperCollins, la maison d'édition formée par la fusion de Harper & Row, une société américaine datant de 1817, et de la société britannique William Collins fondée en 1819, était sur le déclin et son propriétaire - Ruppert Murdoch - ne voyait que Jane Friedman pour redresser la barre. Elle s'envola en Californie pour aller déjeuner avec le patron de News Corp. "Je n'avais rien à perdre. Cela m'a donné une totale liberté pour l'interroger sur sa conception de l'édition, lui faire comprendre que je ne partageais pas du tout ses orientations politiques conservatrices, et que je ne saurais travailler sans l'assurance d'une totale intégrité éditoriale." En remontant dans l'avion, elle savait qu'elle allait accepter le défi. Il appelait au même moment son bureau new-yorkais : "Je veux cette femme !"

Il l'eut. Jane Friedman devint, à 51 ans, la première femme PDG d'une maison d'édition de rayonnement mondial. Les coupes claires et les licenciements ayant été réalisés avant son arrivée, elle se charge de relancer la maison, mise sur le catalogue, restaure la confiance du personnel, attire agents et auteurs, parie avec un flair étonnant sur de futurs best-sellers, rachète des maisons d'édition et se découvre douée pour le job de PDG : "Décider des jaquettes de livres le matin, acheter une société de 300 millions de dollars l'après-midi."Quand, en 2005, l'animateur d'une conférence à l'Université de New York la présente comme celle qui, en sept ans, a fait grimper les profits de HarperCollins de 100 %, elle repousse sa mèche blonde et corrige : "En fait, c'est 1000 %." Elle est devenue une star, figure dans tous les classements des femmes d'influence d'Amérique.

Ses innovations sont scrutées par toute l'industrie. D'abord une collection de livres en espagnol - Rayo - à destination du marché hispanique américain. Ensuite les livres à gros caractères : "C'est une tendance énorme ; les baby-boomeurs en ont tous besoin !" Puis le Bureau des conférenciers HarperCollins, créé pour offrir aux auteurs maison des occasions de causeries afin de ne pas disparaître des yeux du public entre deux livres. Et l'investissement à fond dans le numérique. HarperCollins est la seule maison d'édition à avoir entrepris la numérisation complète de son catalogue. Plus de 20 000 livres. Pour être prête à tous les défis, notamment celui de l'e-book et protéger les copyrights. "Internet est un outil de rêve pour un éditeur. D'un seul clic, on atteint des lecteurs qu'il aurait fallu des mois pour traquer ! Comment ne pas être optimiste pour la santé de l'industrie du livre ?"

Elle prend l'avion pour dîner à Paris avec la ministre Christine Lagarde, fait un saut à Madrid pour une conférence, un petit tour en Chine où elle sait qu'elle publiera un jour. Et court tous les soirs de cocktails en dîners autour des auteurs qu'elle n'a pas le temps de lire. Jamais de vacances, mais mille bonheurs qu'elle ne sait pas trier. On insiste ? OK ! Le voyage à Stockholm avec Toni Morrison pour la réception de son prix Nobel. L'apothéose !

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